Harper Tonkin ; Humaine

JE SUIS NUMÉRO ZÉRO

Je viens d'Aurora, ça ne s'invente pas. Une petite bourgade à l'ouest de Chicago où il ne se passe rien, où il n'y a rien, ni personne. J'ai été adoptée à la naissance donc techniquement, je suis canadienne. Ma mère biologique a bénéficié de la gentillesse de mes parents adoptifs jusqu'au terme de sa grossesse. Elle a pondu ici et voilà. Aussitôt entrée dans sa vie, aussitôt sortie de la mienne ! Je n'ai jamais voulu savoir qui étaient mes parents, mais de ce qu'on m'en a dit, ce n'était qu'une pauvre fille terrifiée en dernière année de lycée qui avait embrassé d'un peu trop près un nerd de seconde zone. Un fils à papa, quoi. La honte, t'imagines ? Bref, c'est tout ce que j'ai besoin de savoir. Ma mère était trop jeune, pas les épaules, pas la tune, okay, je comprends. Je te cache pas que quand j'ai eu son âge, j'ai un peu flippé à l'idée que ça m'arrive, et puis c'est passé. Après moi, mes parents ont adopté un Péruvien. Un futur briseur de coeur. Il a 15 ans et il commence à bien s'en rendre compte. Il tombe plus de gonzesses que moi d'Allianceux à Alterac. Tu saisis la référence ?

Ma mère adoptive m'a appelée Harper, mais mon père tenait à Laverne. Ma mère détestait, je ne sais pas si c'était parce qu'il tenait ça d'un jeu vidéo totalement barré, ou simplement parce qu'un homme normalement constitué n'appellerait jamais sa fille Laverne... Paraît que quand je suis née, j'avais la touffe et la tronche de la fille dans Day of the Tentacle. Ca m'a poursuivie une bonne partie de mon enfance. C'était même devenu mon costume d'Halloween. Rien que pour ça, je kiffe mon père de m'avoir donné ce prénom. Et Colin, c'était le nom de ma mère biologique. Autant dire que niveau originalité, c'était pas Disneyland ! Mon frère déteste Harper. Il trouve que ça convient plus à mec comme nom, alors il m'appelle CL. J'ai une famille de tarés, ça se voit.

Aujourd'hui, je vis avec mon copain, Jax. Je crois qu'il va me demander de l'épouser, il est un peu bizarre en ce moment. On a un chat, aussi. Quant à moi, j'ai passé mes examens de fin d'année, j'ai tenté une fac de lettres à Détroit et je suis rentrée à Chicago. Je suis pas douée à grand chose, alors... J'ai trouvé ce taf dans le Loop. Un magasin d'électronique. C'est pas très loin de la maison et j'y tripote de la mécanique toute la journée ! Tu devrais voir les mecs qui viennent commander un nouveau PC. Quand ils savent que c'est moi qui vais le monter, ils se marrent. Et quand je leur tire leur nouvelle config sans une faute, ils ont la mâchoire par terre. On vit une époque misogyne, c'est moi qui te le dis. On autorise les femmes à faire plein de trucs, mais surtout sur le papier. En vrai, ça fait plutôt flipper.

Sur le net, mon pseudo c'est Xena. Mon mec qui m'appelle comme ça des fois. Comme Rachel dans Animorphs, tu vois ? La belle blonde qui se révèle être une guerrière à l'intérieur... En vrai, j'ai rien à voir avec elle. Je suis un peu moins grande, j'ai les cheveux qui bouclent genre touffe interstellaire. Je suis pas maigre, non plus, même plutôt bien ronde. Je le vois le double menton qui arrive... J'essaye de faire attention, mais j'ai trop faim et je suis pas du genre à me priver. Faudrait que je fasse de l'exercice, mais j'ai GN, le WE prochain ? Le suivant aussi. Tu vois mon genre.

Je ne travaille pas énormément, j'ai mon dimanche et mon lundi de libre, le reste du temps, je joue à des jeux en ligne. Les mecs ont beau être misogynes, ils n'en restent pas moins des gros pervers, bien contents d'avoir une fille dans l'équipe. Paraît que ça valorise. Je rote et je pète autant qu'eux, ça forge une barrière naturelle entre eux et moi, je me fais pas emmerder et en prime, on me respecte parce que je jure comme un mec. La Vita Bella, quoi.

Sauf que voilà. Quand t'es comme moi et que tu passes le plus clair de ton temps à bousiller des vaisseaux dans l'espace d'Eve Online, t'en viens parfois à te demander si... Dans l'univers, y en a pas deux comme toi. Je veux dire, des pressées du citron qui jouent, comme toi, à des jeux en se demandant la même chose, mais à l'autre bout de l'espace.

En bonne geek gameuse, j'ai vu ces vidéos sur internet... Je sais pas ce que j'ai vu, mais je l'ai vu. Il s'est passé un truc à la réunion des Nations Unies à New York et je suis pas la seule à l'avoir vu. D'abord, y avait ce gars, ce blond là avec des pouvoirs magiques à soigner un Sénateur. Juste comme ça, il te met la main sur la trogne et trois secondes après, t'as plus rien. Magie ! Nos Healers dans le roster, on les a un peu fais chier avec ça. On leur dit parfois qu'un extra-terrestre guérit mieux que leur prêtre à deux balles.

Jax est à fond dans l'actualité. Il en fait profiter tout le monde. Il regarde trop la télévision depuis. Il en décolle plus, il vire parano, il est chiant. Il joue même plus avec nous, il reste branché là-dessus à dire sans arrêt qu'on se fait envahir par des extra-terrestres. Non mais, allo quoi.

Moi, j'y crois pas. Il s'est passé un truc. C'est certain. Et je me marre parce que c'est plus facile comme ça ! Je sais toujours pas ce que j'ai vu, même si je l'ai vu. Chicago est en pleine crise urbaine, c'est franchement pénible, même si je ne suis pas véritablement touchée - on n'est pas du genre sorties ou alors on invite donc le couvre feu... Quoiqu'il se passe, ça se passe. Mais j'y crois pas. Ouais, parce que t'oublies un détail.

Je suis blonde.

UNITED AS ONE

Je n'ai pas toujours été très sympa avec ma mère adoptive. J'imagine qu'inconsciemment, je me disais qu'elle finirait par me rejeter comme celle qui m'avait mise au monde, alors je ne voulais pas trop m'y attacher. Bien sûr, c'était stupide considérant que je n'ai jamais connu ma mère. La seule femme que j'ai jamais connue a toujours pris soin de moi. Elle m'a toujours soutenue, elle ne m'a jamais laissée tomber. Bizarrement, je n'ai jamais ressenti la même chose pour mon père. De ce fait, il a toujours été mon préféré. Il m'a appris à jouer au foot, il a été présent à toutes mes représentations de Cheerleading... Il a toujours été mon héros.

Mais quand il s'agissait de me consoler de mes crises d'ado, alors que je n'ai jamais causé de problèmes à personne, c'était toujours ma mère qui se collait à la tâche. A croire que son désir de me mériter était plus fort que son impatience à m'éduquer comme il le fallait. Quelque part, c'est ce qui fait que nos liens sont si forts aujourd'hui. Cela fait sept ans que nous n'avons plus eu une seule dispute elle et moi. La dernière fois, je lui lancé mon assiette de pâtes à la figure, vociférant que de toute façon, on avait rien en commun et que je n'étais même pas sa fille. Mon frère ne leur cause pas autant de problèmes. Mais ma mère ne s'est pas démontée. Au lieu de m'enfermer dans ma chambre privée de jeux vidéos pendant une semaine et des visites de mon petit ami, elle m'y a rejointe avec un soda - pas de sucrerie à partir de 7pm.

Je savais que j'avais été adoptée depuis des années, mais ça n'avait pris d'importance à mes yeux que depuis peu et je ne savais pas comment gérer ça. Je ne savais pas non plus à qui en parler. La dernière personne que je voulais voir, c'était bien ma mère. C'est pourtant celle qui est venue lever le voile sur mes doutes. Elle s'est assise sur mon lit alors que je serrais un ballon de football en peluche avec nom brodé dessus. Ma mère a doucement posé le soda sur la table de nuit et a attendu que je parle. Je possède une très forte volonté, ce qui peut ne pas être un avantage à long terme, aussi, je suis restée muette. Elle m'a demandé si je voulais retrouver mes parents. Je n'ai pas répondu. Elle m'a demandé si je voulais en parler. J'ai gardé le silence. Du pouce, je caressais lentement la broderie sur ma peluche. Mon nom.

Ma mère m'a alors avoué que ce n'était pas elle qui avait choisi mon nom, mais ma mère biologique. Elle a ajouté que malgré son choix extrêmement difficile de m'abandonner à une bien meilleure famille que la sienne, elle espérait un jour entendre de moi. Et de mes exploits car elle m'imaginait pas sans ambition. Tous les sacrifices que ma mère biologique avait fait, c'était pour m'offrir un meilleur futur.

Je me suis retournée vers ma mère, les sourcils froncés et le front plissé par l'agacement. Non parce qu'elle me parlait quand je lui avais franchement fait comprendre que ça ne m'intéressait pas, mais parce qu'elle voulait me faire croire que ma mère biologique en avait quelque chose à faire de moi. J'ai pris ça pour une insulte. Encore une fois, elle ne s'est pas démontée, ce n'était pas son genre. Elle a même souri et m'a expliqué que dans notre nom résidait toute identité, car c'était ainsi qu'on nous avait présentés au monde. Et à Dieu, selon sa vision. Mon prénom, c'est la seule chose que ma mère biologique a voulu me donner, c'est le seul lien qu'elle a tissé entre elle et moi. Elle m'a donné son prénom, à elle.

Qu'est-ce qu'un nom, pourtant ? Sachant ça, je n'en voulais même plus. J'avais espéré que c'était une chose que mes parents adoptifs auraient voulu décider eux-mêmes, pour s'approprier mon identité, que Dieu me donne officiellement et entièrement à eux. Pour ma mère, le symbole était ailleurs. Elle était ma mère, mais elle ne m'avait pas mise au monde. Je serai à jamais sa fille, mais elle ne m'avait pas portée dans son ventre. C'est la seule chose qui ne lui appartenait pas. Et que, peu importaient où j'étais et avec qui, j'avais le droit de savoir d'où je venais. Mon prénom... C'était ma racine, celle que je ne pouvais oublier, qui faisait ce que j'étais aujourd'hui. Grâce à ma mère adoptive. Elle m'a alors avoué que Harper était également le nom de sa propre mère qu'elle n'a pas connue non plus. Voilà qui nous faisait un fichtre de point commun, j'en ai bouffé mes dents.

Aujourd'hui, je ne suis plus aussi sûre qu'un prénom forge le fondement de notre identité. Après tout ce que j'ai vu, ce à quoi j'ai survécu et grâce à qui... Ce n'est pas un prénom qui nous définit, mais les choix que nous faisons et les actes que nous prenons face à des situations inattendues, soudaines et face auxquelles il nous est totalement impossible de prévoir comment nous pouvons agir.

Je ne suis plus certaine de grand chose aujourd'hui, ma vie est emplie de doutes. Mais j'ai au moins la certitude de savoir qui je suis. Et ça, ce n'est pas grâce à un prénom... Je suis vivante. Et je n'oublierai jamais grâce à qui.